Quand Françoise Lorente apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein, triple négatif qui plus est, sa vie bascule. Elle, la « championne » d’Aïkido, doit mener un combat incertain contre un ennemi inconnu et sans règle. Car, à ce moment-là, elle se rend compte qu’elle ne sait rien : rien de l’annonce du cancer, rien du processus thérapeutique, rien des traitements, rien du regard des autres, de la perte de son corps, de la honte. Elle décide alors de parler avec d’autres femmes qui lui confient avoir caché leur cancer. Elle lit aussi nombre de récits, écoute des podcasts, visionne des films. Au cours de ce processus, elle prend conscience de la représentation des corps des femmes dans notre société et plus précisément des seins. Elle ressent alors le besoin d’écrire pour raconter, entre humour et colère, la traversée du cancer, le sien et celui des autres femmes qu’elle a rencontrées. C’est ainsi qu’est née la pièce de théâtre NOS SEINS. Nous sommes allés à la rencontre de l’autrice – comédienne – metteuse en scène pour comprendre la genèse de ce magnifique projet artistique.
Pourriez-vous nous présenter, en quelques mots, vos activités ainsi que votre parcours ?
Je suis comédienne, autrice, metteuse en scène. Je pratique, par ailleurs, le Ki-Aïkido depuis 1992. Je suis maintenant 6ème dan et je l’enseigne aussi. Je chante également avec Equivox, le chœur LGBTQIA+ de Paris. Enfin, je donne des formations, en entreprise, de développement personnel et d’aide à la prise de parole en public, à la gestion du stress, et tout ce qui peut contribuer à améliorer la communication et à mieux s’exprimer.
Vous avez été diagnostiquée, il y a 3 ans, d’un cancer du sein triple négatif. Pourriez-vous nous expliquer les particularités de ce cancer ?
Le cancer triple négatif touche 15 % des femmes atteintes d’un cancer du sein. Les autres cancers du sein peuvent être classés de la façon suivante : 80 % sont des cancers hormonodépendants, c’est-à-dire sensibles aux hormones, et les 5 % restants sont des cancers HER2. Il y a deux types de cancers du sein particulièrement agressifs : le cancer triple négatif et le cancer HER2. Le cancer triple négatif touche les femmes de tout âge et en particulier les femmes de moins de 40 ans. Outre le fait qu’il est agressif, il est également très récidivant. Cela en fait le plus mortel, notamment car il touche des femmes de moins de 40 ans qui ne se font pas dépister. Aussi, en général quand elles s’en aperçoivent, il est trop tard. Car lorsque le cancer triple négatif devient métastatique, l’espérance de vie s’élève alors à 2-3 ans.
Quels sont les traitements du cancer du sein triple négatif ?
Lorsque j’ai découvert que j’avais un cancer triple négatif, je suis allée tout de suite sur Internet pour savoir ce que signifiait ce terme « triple négatif », trois fois négatif. J’ai alors lu que c’était le cancer le plus mortel, le plus récidivant et qu’il n’y avait pas de traitement spécifique. Pour traiter ce cancer, on a recours à la chimiothérapie, la chirurgie et la radiothérapie. C’est ce que j’ai eu. Mais contrairement aux cancers hormonodépendants, il n’y avait pas, en tout cas en 2021, de traitement spécifique contre les récidives. Depuis 2021 – parce que les choses vont assez vite – de nouveaux traitements par immunothérapie ont été mis au point. Je n’y ai pas eu droit, car à l’époque ce traitement était indiqué pour les personnes qui récidivaient ou qui avaient des cancers métastatiques. Aujourd’hui, des combinaisons d’immunothérapies combinées à des chimiothérapies sont mises à la disposition des patientes. Mais c’est encore à l’état de recherche. L’Institut Curie est très à la pointe à ce sujet.
À quels obstacles avez-vous dû faire face ?
Le premier obstacle, c’est l’annonce. C’est d’accepter d’avoir un cancer.
Pour compléter, j’ai été diagnostiquée en 2021. C’était la deuxième année du COVID. En conséquence, j’ai fait tous les rendez-vous médicaux toute seule. Je ne pouvais pas être accompagnée. Je prenais un carnet et je notais mes questions à l’avance pour ne rien oublier, parce qu’on est tellement en état de choc dans ces moments-là. Et puis j’avais peur de ne pas tout retenir. Cela a été dur, mais m’a permis de me responsabiliser par rapport à ce qui m’arrivait et de prendre le problème à bras le corps. Je ne pouvais pas compter sur quelqu’un. Je me suis débrouillée toute seule. Cela a été une difficulté supplémentaire mais il n’y avait pas le choix.
Vous pratiquez, depuis plus de 30 ans, le Ki-Aïkido. En quoi la pratique de cet art martial japonais vous aide-t-elle à combattre la maladie ?
Le Ki-Aïkido amène à être centré et à accepter les choses comme elles arrivent. Le principe même est de faire d’une attaque un mouvement harmonieux, d’être dans la non-résistance. Pour moi, c’est la meilleure manière de combattre. C’est ce que j’ai fait. Assez rapidement, je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas que je lutte contre le fait d’avoir un cancer. Ça a été plus difficile avec le traitement de chimiothérapie. J’avoue qu’accepter les traitements a été beaucoup plus long, et tout particulièrement la pose du PAC (chambre implantable). Je ne voulais pas cette pose, je l’ai très mal vécue. Mais l’Aïkido m’a aidée. J’ai même continué à effectuer des exercices d’Aïkido pendant que j’étais malade. Cela m’a permis de garder le moral et d’avoir un mental fort. Car l’Aïkido ne sert pas à devenir fort physiquement, mais à devenir fort mentalement.
Comment votre entourage a-t-il vécu le diagnostic, puis les traitements ?
Il y avait d’abord l’entourage familial. Cette épreuve m’a beaucoup rapproché de mes sœurs. Il y a eu beaucoup de compréhension. J’ai été hyper bien entourée. Et puis, il y a ma mère bien sûr, qui est une vraie warrior, celle-ci ayant survécu à deux cancers du sein. Elle a connu deux guerres et elle est encore en vie aujourd’hui. Enfin, ma compagne a eu au début du mal à accepter, à comprendre, à trouver le positionnement juste. Elle craignait la maladie, qui lui renvoyait des choses qui lui faisaient très peur. Finalement, elle a appris à l’accepter. Elle a fait ce chemin. Ce n’est pas facile d’être accompagnant et je l’ai comprise aussi, elle. Il y a quelque chose qui évolue dans les deux sens.
Comment avez-vous vécu le regard des autres ?
Le fait de faire ce spectacle, ça m’a permis de retrouver ma fierté de femme, de pouvoir m’assumer et même d’assumer mon âge que je n’assumais pas avant mon cancer !
Est-ce que votre vie a pu reprendre son cours ? Qu’est-ce qui a changé ?
Je veux à présent opter pour la philosophie de vie suivante : prendre les choses comme elles viennent au fur et à mesure.
Professionnellement, il y a eu l’écriture de ce spectacle. Dans la maladie, il y a la peur de la mort. Et le fait de surmonter cela, ça enlève des peurs du reste et ça fait accepter les choses comme elles viennent. Je me dis chaque journée compte. Je veux à présent opter pour cette philosophie de vie : prendre les choses comme elles viennent au fur et à mesure. Et même s’il y a des journées où les choses ne se passent pas bien, c’est comme ça. Je les accepte. Il y a une acceptation qui est plus évidente pour moi, qui est plus facile. Plutôt que de se dire ça ne se passe pas bien et de râler. Je dis ok, ça ne se passe pas bien, c’est comme ça.
Qu’est-ce que le projet artistique « NOS SEINS » ? Comment ce projet a-t-il pris naissance ? Pourquoi un tel projet ?
Ce spectacle est né, au départ, de l’idée de témoigner de ce parcours, cette traversée, cette odyssée presque incroyable que j’avais vécue et qui était pour moi extraordinaire, et aussi de faire témoigner. Et finalement, il est devenu le moyen de faire prendre conscience de ce que représentent les seins et de comment le corps des femmes est traité au travers de la médecine.
Écrire un spectacle, c’est déjà une mise à distance. Quand j’ai commencé à écrire, je ne savais pas quelle forme cela allait prendre. Je me suis dit : je viens de passer par quelque chose que je ne connais pas. Pourtant, je suis fille de médecin et ma mère a eu deux fois le cancer du sein. Cependant, j’ai découvert un monde que je ne connaissais pas. Et je me suis dit qu’il fallait que je raconte ça. Cela a commencé comme un journal de bord. Puis est venue l’envie d’écrire, de témoigner, de faire savoir. Assez rapidement, je me suis dit que je ne voulais pas parler juste de moi, qu’il y aura aussi des interviews d’autres femmes. Ainsi, avec un ami réalisateur, nous avons filmé des femmes et les avons interviewées. Elles ont parlé de leur parcours, de comment cela s’est passé pour elles. Puis, il y a eu la rencontre avec Sainte Agathe de Catane. En effet, un an après les traitements, je suis allée avec ma compagne en Sicile et nous y avons visité un musée, dans lequel nous avons découvert des peintures de cette femme – Sainte Agathe – qui s’était fait arracher les seins. Je me suis alors dit qu’il fallait que cela devienne le fil conducteur du spectacle. À savoir : qu’est-ce que représentent les seins pour les femmes et dans la société ? Comment traite-t-on le corps des femmes, comment l’appréhende-t-on ? Et comment les femmes elles-mêmes appréhendent-elles leur propre corps ?
Sainte Agathe de Catane
J’ai aussi inclus, dans le spectacle « NOS SEINS », l’Aïkido. Au début, je me bats contre des personnes imaginaires. Je joue aussi beaucoup avec de faux seins sur scène. Car, outre des moments forts émotionnellement, il y a beaucoup d’humour. C’est très second degré. À un moment, j’arrive habillée en Drag Queen avec de faux seins, parce que, dans la maladie, quand on n’a plus de cheveux, qu’on a plus de poils, pendant la chimio, on ne sait plus de quel genre on est. Il y a une perte du genre, une transformation, voire une transe. Je me disais mais qui je suis maintenant ? Je voulais parler du fait que je ne me reconnaissais plus. Enfin, il y a dans ce spectacle une dimension onirique et une dimension poétique, sans oublier des moments très concrets au cours desquels, par exemple, je dresse des listes de médicaments. J’aborde tout cela dans mon spectacle.
Finalement, l’intention du spectacle est de faire réagir, d’ouvrir les esprits, de pousser à la réflexion. Les femmes connaissent un peu plus le sujet que les hommes, surtout les femmes de plus de 40-50 ans qui se font faire des mammographies. Mais les jeunes femmes le connaissent moins. Je fais référence à « Tartuffe », la pièce de Molière, dont une des célèbres tirades est la suivante : « Cachez-moi ce sein que je ne saurais voir ! ». Je fais le parallèle avec « Cachez-moi cette maladie que je ne saurais voir ». Pour moi, il y a bien l’idée de lever un voile.
Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Pour l’écriture du spectacle « NOS SEINS », qui est pour moi un spectacle éminemment féministe, je me suis appuyée sur plusieurs sources inspirantes. J’ai d’abord commencé par lire le livre de Camille Froidevaux-Metterie « Seins : en quête d’une libération », dans lequel elle parle des seins depuis l’adolescence, quand on commence à avoir de la poitrine, de comment les autres nous regardent, et de toutes les injonctions : avoir des seins de telle forme et pas telle forme, devoir mettre un soutien-gorge, devoir les cacher et en même temps un peu les montrer, faire sentir que c’est un objet de désir etc.
J’ai aussi écouté le podcast « Im/patiente » qui a été créé par Mounia El Kotni et Maëlle Sigonneau. Cette dernière, décédée depuis et qui avait un cancer très avancé, a demandé à Mounia El Kotni de faire le podcast avec elle. Mounia El Kotni a ensuite décidé d’écrire le livre du podcast. J’ai écouté le podcast, j’ai lu le livre et j’ai interviewé Mounia El Kotni. Elle n’apparaît pas dans le spectacle mais je lui ai posé beaucoup de questions, du fait qu’elle est anthropologue et spécialiste de la manière d’aborder le corps des femmes dans le milieu médical.
Il y a aussi une féministe afro-américaine qui elle aussi est décédée aujourd’hui et qui avait un cancer du sein. Il s’agit d’Audre Lorde qui s’est penchée sur la question de la femme de couleur qui a un cancer du sein, surtout à l’époque, dans les années 80-90. Ses réflexions féministes sur le corps des femmes et comment le corps des femmes était traité, ont été très enrichissantes.
Enfin, j’ai lu le livre de Cynthia Fleury, « La clinique de la dignité », où elle parle de la dignité du corps des femmes. Celui-ci comprend tout un passage sur le corps des femmes vis-à-vis du corps médical.
Quand et où se tient cette pièce de théâtre ?
La pièce se joue actuellement à la Reine Blanche, jusqu’au 16 novembre, les mardis et jeudis à 21h et les samedis à 20h. C’est relâche le mardi 5 novembre et il y aura une représentation supplémentaire à 14h30 le 18 octobre, pour les collèges et lycées. Cette séance est cependant aussi ouverte au public. Il y aura par ailleurs des représentations hors les murs.
Des actions culturelles sont organisées autour de cette pièce de théâtre, sous la forme d’ateliers d’écriture et de jeu. À qui s’adressent ces ateliers ? Quels en sont les objectifs ?
Il y a des mots qui ne sont pas faciles à dire. Le fait de les écrire, puis de les dire, c’est une manière d’avancer, de prendre du recul et de faire sens de tout cela. De redonner du sens.
De même, des discussions bord plateau avec des spécialistes et des collectifs de personnes atteintes sont organisées à la suite de la pièce. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il va y avoir trois soirées bord plateau :
- Mardi 22 octobre → Rencontre avec Claude Coutier, Présidente du collectif « Triplettes roses », qui agit pour la cause des Triplettes, les femmes atteintes d’un cancer du sein triple négatif et qui se bat pour la recherche contre ce cancer.
- Mardi 29 octobre → Rencontre avec Caroline Cohen, patiente partenaire à la Clinique Saint Jean de Dieu, qui viendra parler de l’Université des Patient.es – Sorbonne, à travers son parcours et ses engagements.
- Jeudi 31 octobre → Rencontre avec Solenn Ricordel, ambassadrice du collectif « Jeune et Rose ».
Ainsi, après le spectacle, s’installera une discussion avec une spécialiste qui va parler de son domaine, l’équipe artistique – moi et Morgan.e Janoir – et les spectateurs.trices qui pourront poser leurs questions.
Quels messages clés souhaitez-vous nous faire passer pour conclure cet interview ?
Mon message premier est le suivant : chaque journée compte !
Si vous venez à la Reine Blanche, vous allez voir un spectacle étonnant, fort, puissant, à la fois réaliste et onirique, et drôle en même temps. Les gens qui l’ont vu disent avoir pris une claque. Je vous propose de venir prendre une claque à la Reine Blanche.
Pour en savoir plus : Françoise Lorente – autrice, comédienne, metteuse en scène. Elle est membre de la commission Parité Égalité de l’AAFA (Actrices et Acteurs de France Associés) et fondatrice du collectif On tourne. Elle s’est formée aux cours Simon et Florent (classe de Raymond Acquaviva) puis auprès de Sylvain Maurice, Ariane Mnouchkine, Ami Hattab, Andrzej Seweryn, Ludovic Lagarde, Elisabeth Chailloux, Adel Hakim, Jean Gillibert. Elle complète sa formation par la pratique du Ki-Aïkido (6ème dan). Elle a dirigé deux compagnies de théâtre : La Solo Comédie et Présents composés.
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